Il y a des jours, des jours comme ce mercredi
7 janvier 2015, où les évènements vous prennent au dépourvu, vous prennent à la
gorge ; c’est une véritable gifle. Des jours où être Français devient tout
à coup une réalité douloureusement présente ; peut être parce que la
France se lamente et saigne en chacun d’entre nous. Il aura suffit de rentrer
chez soi, aux alentours de midi, en sifflotant peut être encore le refrain égrillard
d’une chanson dérisoire, et puis quoi ? Allumer la télévision, simple
geste aussi automatique que quotidien, en attendant que l’eau boue dans la
cuisine. Et puis s’effondrer. Tout à coup, sans crier gare, l’on ne peut plus
que fixer cet écran noir et sinistre avec le sentiment que tout se déchaîne
autour de vous. Une bataille. Un carnage, là, au plus profond de vous-même. On
ne ressort jamais indemne d’une bataille.
Charlie
Hebdo, le symbole même de la liberté d’expression, du rire démocratique, de l’information
provocatrice. Le symbole d’une République, de la République française. Ils sont
douze en tout-un policier y compris-à être tombés sous les balles de ceux qui s’étaient
déclarés leurs ennemis. A quoi bon relater la scène qui tourne en boucle sur
nos écrans depuis une journée ? Il n’y a rien de plus glaçant que
l’attitude sereine de ces assassins cagoulés qui ressortent en trombe du local
décimé de Charlie Hebdo, prenant encore le temps d’achever sur le trottoir un
policier en agonie, et de ramasser une pauvre basket sur le bord de la
chaussée. Rien de plus glaçant que ces mots, hostiles et abjects, qui fusent en
l’air, traversent la rue, avec des intonations de victoire : « On a
vengé le prophète Mahomet ! On a tué Charlie Hebdo ! »
Tué
Charlie Hebdo… Tous ces noms, ces hommes qui allongeaient les rangs des plus
grands caricaturistes, résonnent encore et encore, comme dans un besoin
perpétuel de les rappeler-peur de les oublier ou peur de ne pas admettre la
réalité ?-et qui fusent à chaque fois sur nous comme une myriade de coups
de poignards. Cabu. Walinsky. Charb. Tignous. Elsa. Michel. Franck. Ahmed.
Honoré. Bernard. Frédéric.
Descendus, abattus dans leurs propres bureaux, mais debout, comme ils l’avaient
toujours souhaité. Abattus par des porteurs d’une religion qui prône l’amour
tout en fabriquant de la haine.
Depuis
quelques heures-il semblerait que ce soit des jours entiers-la France s’est
repliée dans un deuil profond et semble coupée de tout évènement extérieur.
L’on entend parfois de vagues informations qui nous échappent… SNCF…
Croissance… Chômage… Sont-ils devenus inconnus, ces mots ? Comment
pourrait-on trouver encore la force d’évoquer l’économie en une heure
pareille ? Et à tous les coins de l’hexagone, ce ne sont que lamentations
et crises d’effroi, discours républicains de politiciens qui appellent à
l’unité, rassemblements au cœur de chaque ville. Tous se rassemblent pour
former de véritables foules de masse, ressentant soudain en eux le devoir
transcendant d’être Français et, dans ce moment impossible, l’on ne peut
s’empêcher de trembler devant tous ces hommes, devant toutes ces femmes, qui
oublient tout de leurs préjugés pour simplement crier d’une même voix : Je
suis Charlie. Nous sommes Charlie.
Aujourd’hui, il n’y a plus de simples individus « français », il y a
la France. Et la France pleure.
« Je n'ai pas peur des représailles. Je
n'ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. Ça fait
sûrement un peu pompeux, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. »
Charb, le 19 septembre 2012 dans "Le Monde"
Charb, le 19 septembre 2012 dans "Le Monde"
Car,
si les meurtriers croient n’avoir tué que Charlie Hebdo, ils omettent que c’est
toute la France qui se retrouve meurtrie en son sein, touchée en plein cœur,
encore abasourdie et flageolante sous le coup qui lui a été porté. Ces hommes,
morts pour leurs valeurs, n’étaient pas de simples brosseurs de préjugés
grotesques, ainsi que leurs assassins tendent à les qualifier. Ils représentent
à eux seuls toutes les valeurs de la République et de la démocratie de la
nation, la liberté d’opinion la liberté de la presse. Ils vivaient pour
défendre leurs opinions, pour oser rire et faire rire même derrière la menace,
pour faire entendre la voix de leur pays, et surtout, surtout montrer qu’ils
étaient Libres. D’éternels enfants qui n’avaient à la bouche que les mots de
« rire, de « tendresse » de « vérité ». Ils étaient, et
c’est aujourd’hui que nous en mesurons toute l’ampleur, des héros. En leur
retirant la vie, c’est une partie de chaque Français qui s’est éteinte ce
mercredi là ; c’est le territoire tout entier qui sent se resserrer autour
de lui l’ombre menaçante d’une muselière. Mais la France ne se taira pas. Elle
ne se taira pas parce qu’elle doit honorer jusqu’au bout la mémoire de ces
hommes, flambeaux toujours vivants et immortels de notre liberté de penser,
parce que se taire serait souiller leur nom et celui du pays. Parce que, devant
ce 11 septembre français, se rabaisser serait inconcevable, parce que cet
attentat, cette catastrophe, ne doit pas nous pousser à reculer, mais à se
redresser, tous, d’un même mouvement, pour aller de l’avant et montrer quelles
valeurs sont les nôtres. Aujourd’hui, la France doit fermer les yeux devant nos
différences pour que tous osent enfin se prendre par la main et faire vivre le
pays. Notre pays.
En
tant que journaliste jeune et au nom de tous les membres du journal l’Apprenti,
je rends hommage à ces caricaturistes de renom qui sont tombés dans des
conditions tellement abominables. Non, ces hommes ne sont pas morts : en
les assassinant, leurs meurtriers n’ont fait que faire retentir la règle qui
dictait leur pensée et que, en disparaissant, ils ont bien voulu nous
transmettre : écrivez, dessinez, chantez, jouez, de quelque manière que ce
soit, exprimez-vous. Soyez libres, fiers, convaincus de ce que vous êtes et de
ce que vous pensez. Charlie Hebdo ne disparaîtra pas, et ne doit pas disparaître.
Il nous faut à présent mettre en œuvre les valeurs que ces génies de la presse
nous ont léguées. En 2015, au 21ème siècle, il n’est plus temps de
faire demi-tour et de se censurer, de se murer dans un silence étouffant. Il
est temps de crier, de s’époumoner. Nos valeurs ont été bafouées, mais elles
restent les nôtres, et elles le seront toujours, quoi qu’il advienne.
Aujourd’hui, la main sur le cœur et le poing levé, j’ose crier : Je suis
Charlie. Nous sommes tous Charlie.
« L'humour est un langage que j'ai
toujours aimé. Notre ressort est de dénoncer la bêtise en faisant rire. » Cabu
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